Archive dans octobre 2018

De MP3 à Napster : tout n’aurait-il pas commencé là ?

Vous souvenez-vous de « L’armée des douze singes » ? Pendant tout le film, Bruce Willis est renvoyé dans le passé pour essayer de découvrir à quel moment tout à dérapé. Si dans un siècle, ceux d’alors renvoient un explorateur à la fin du vingtième siècle pour découvrir l’instant précis où le monde a basculé dans le digital, cet article pourrait lui servir, comme la bande magnétique du répondeur de Terry Gilliam.

MP3

1988, Erlangen, Allemagne : “I am sitting in the morning at the diner on the corner…” Karlheinz Brandenburg écoute et ré-écoute en boucle Suzanne Vega chantant a capela son succès « Tom’s Diner » dans un enregistrement plein de craquements qui ne sont déjà plus ceux d’un vinyle usagé.

Karlheinz Brandenburg travaille à améliorer la qualité sonore de l’enregistrement numérique de « Tom’s diner » dans le cadre de sa thèse de doctorat à l’université d’Erlangen-Nuremberg où les jeunes ingénieurs en électronique côtoient ceux en mathématique. Le directeur de thèse de Karlheinz se nomme Dieter Seitzer. Et Seitzer a un projet, une ambition, une vision : créer un « digital jukebox » permettant à chacun d’accéder à une énorme collection de disques centralisée en utilisant les lignes de téléphone numériques que l’Allemagne commence à installer en grande quantité.

Mais nous sommes dans les années 80. Transférer un fichier contenant une plage musicale de trois minutes demande plus d’une heure, supprimant tout intérêt à un accès en ligne à la musique. Car depuis que les performances des ordinateurs leur permettent de numériser et restituer de la musique, les pionniers s’attachent à capturer l’intégralité du signal pour obtenir une fidélité acoustique maximum. Il existe certes des techniques de compression permettant de réduire la taille des fichiers sans perte d’information, mais ils sont insuffisants et le brevet que Seitzer a tenté de déposer pour cette invention a été rejeté pour cause d’impossibilité !

Mais la spécialité de Seitzer est la psycho-acoustique. Il sait que notre oreille et notre cerveau ne perçoivent pas chaque son que peut restituer un CD. En prenant en compte ces limitations, Seitzer pense qu’il est possible de dégrader légèrement le signal sonore en retirant les éléments qui ne sont pas entendus. C’est le sujet de doctorat qu’il a proposé à Brandenburg.

En 1989, Brandenburg publiera sa thèse décrivant un algorithme de compression prenant en compte les spécificités psycho-acoustiques de l’audition humaine : l’Optimum Coding in the Frequency Domain (OCF).

1988 est également l’année de création du groupe de travail MPEG (Moving Picture Experts Group) en charge du développement des standards de compression audio et vidéo pour l’ISO (International Standardisation Organisation).

L’institut Fraunhofer (Fraunhofer Institute for Integrated Circuits) associé à l’université dans le cadre du projet EUREKA/EU147 financé par l’Union Européenne et concernant la définition du système de diffusion de radio numérique DAB (Digital Audio Broadcasting) va être un contributeur important du MPEG et c’est en 1995 qu’à la suite d’un vote interne auprès des chercheurs de Fraunhofer, il est décidé que le standard de compression sonore du MPEG se nommera MP3 (MPEG Layer 3) et que « MP3 » deviendrait l’extension des fichiers sonores encodés selon cette norme.

La même année, Fraunhofer propose le premier shareware pour PC permettant la compression et la décompression de fichiers MP3.

RIO

A partir de 1995, la jeune norme MP3 va voir la création de plusieurs applications pour ordinateurs. Ces applications permettent de créer des fichiers MP3 à partir de CD et de les rejouer sans avoir techniquement à posséder le CD d’origine. Au contraire d’une copie sur cassette audio, la qualité de la version MP3 est sensiblement similaire à celle du CD d’origine et la copie successive des fichiers MP3 n’en altère aucunement la qualité. La taille réduite des fichiers obtenus en permet une diffusion facile sur Internet. En les rendant disponibles sur des serveurs ou même en les associant simplement à des e-mails.

Ces pratiques restent cependant réservées à quelques technophiles avant que trois années plus tard, en automne 1998, la société Diamond annonce la sortie aux Etats-Unis de son Rio PMP300. Le PMP300 est un appareil grand comme un demi paquet de cigarettes et capable de stocker des fichiers MP3 et de les diffuser sur un casque audio, à la façon d’un Walkman de Sony, mais avec une taille bien réduite. Pour un prix public de 200 dollars, le PMP300 stocke 30 minutes de musique.

Le PMP300 n’est pas le premier lecteur MP3 autonome. Quelques mois plus tôt, la société coréenne SaeHan Information Systems avait commencé la diffusion de son MPMan F10 aux Etats-Unis. Ce qui va faire entrer le PMP300 dans l’histoire, c’est l’énorme publicité que lui a offerte en Octobre 1998 la très puissante RIAA (Recording Industry Association of America).

Afin de défendre les intérêts des éditeurs de disques, elle déclenche le 8 octobre une action auprès de la Central District Court of California, demandant l’interdiction de la commercialisation du lecteur en vertu de l’ « Audio Home Recording Act de 1992 ».

Le juge Andrea Collins suspend temporairement la commercialisation du PMP300 mais demande à la RIAA de déposer une caution de 500 000 dollars destinée à dédommager la société Diamond si le tribunal lui donnait finalement raison.

Le 26 octobre, le juge Collins prend la décision de finalement débouter la RIAA. Cette décision sera confirmée en appel : l’offre du Rio ne contrevient pas à la législation sur le copyright. Pendant le seul mois d’octobre, Diamond vend 200 000 lecteurs, créant le marché grand public du MP3 et vulgarisant par la même occasion l’idée de l’échange de contenus numériques.

Napster

Début 1999, les adeptes de l’échange de fichiers MP3 sur Internet diffusent massivement l’acte de naissance d’une nouvelle entreprise aux Etat-Unis.

Créée par Shawn Fanning, un étudiant timide du Massachusetts, son oncle John Fanning, un entrepreneur pionnier des échecs en ligne et Sean Parker, un ami que Shawn a rencontré sur des forums électroniques, Napster propose un logiciel fondé sur la technologie du peer-to-peer. Les méthodes classiques d’échange de fichiers reposent sur des serveurs sur lesquels les fichiers peuvent être déposés pour que des tiers (nommés « clients ») puissent ensuite y accéder. Cette pratique rend le propriétaire de tels serveurs (l’hébergeur) responsable des fichiers que ses systèmes rendent disponibles.

Quand les ayant-droits d’une œuvre ainsi diffusée demandent à l’hébergeur de supprimer des fichiers qu’ils pensent enfreindre leurs droits, les hébergeurs répondent généralement favorablement afin de ne pas avoir à gérer un conflit pouvant mettre en cause leur responsabilité. Et ce d’autant plus que cette activité d’hébergement de fichiers dans un cadre légalement discutable ne génère pas pour eux de revenus additionnels mais augmente considérablement leurs charges de télécommunication, les volumes échangés pouvant rapidement être importants.

Le principe du peer-to-peer utilisé par Napster est totalement différent. Il permet à chaque ordinateur connecté sur l’internet de devenir lui-même serveur de données. Tout utilisateur de Napster devient alors client et serveur en même temps. Les fichiers ne sont dès lors plus situés sur un nombre limité de serveurs faciles à surveiller ; ils sont répartis entre l’ensemble de la communauté qui va pouvoir échanger une masse de fichiers illimitée. Avec l’hébergeur disparaissent les coûts de communication (chaque utilisateur assume ses propres coûts) et les responsabilités délicates.

Dès son lancement, Napster capte l’attention du Monde entier. La tornade de fichiers qu’il permet d’échanger sans qu’aucune autorité ne puisse y exercer un contrôle achève de démontrer la puissance d’Internet pour créer la valeur, ou l’effacer. Le terme « téléchargement » quitte les lexiques techniques pour le dictionnaire de monsieur Toutlemonde, le sens du mot « partage» change. La numérisation fait comprendre à chacun qu’on peut partager… …sans perdre la part offerte !

A une humanité bercée par les principes des biens rivaux (un bien est dit « rival » quand le fait de le donner ou le partager fait perdre à son propriétaire la propriété de la partie donnée) Napster fait découvrir une ère dans laquelle il devient possible de partager et diffuser un bien sans en perdre la jouissance… …et ce même quand il ne nous appartient pas.

Lorsque j’offre un CD à un ami, je ne le possède plus et en acquérir un nouveau va m’imposer de payer non seulement les coûts du cachet de l’artiste et la marge du vendeur, mais aussi le salaire du fabricant, les coûts de la matière plastique constitutive du disque et de sa pochette et l’amortissement des machines nécessaires à leur fabrication. Cet ensemble se nomme le « coût marginal de production ».

La fabrication du premier exemplaire d’un disque induit d’importants coûts de production, de photo, de composition graphique, d’outillage… Mais une fois ces dépenses effectuées, le second disque va pouvoir être produit pour un coût marginal très faible : le prix du plastique, du papier, de l’impression et l’usure de la machine. On peut considérer qu’au cours de la vie de tout produit, son prix va passer de « assez cher » (il faut payer les coûts de développement du premier exemplaire) jusqu’à « pas cher du tout ».

En effet, si un producteur tente de vendre cher un produit dont les coûts initiaux de production ont déjà été amortis, il est fort probable qu’un concurrent fera une offre à un prix plus bas, le seuil inférieur du prix de marché étant le coût marginal de production du produit. Descendre en dessous ferait perdre de l’argent à son producteur.

On peut donc énoncer une règle selon laquelle « le prix de tout produit converge naturellement vers son coût marginal de production ».

En supprimant (ou presque…) le coût de fabrication et de diffusion de la musique, Napster constitue pour l’industrie du disque une menace de mort immédiate. Celle-ci lance, en réaction, une bataille juridique sans précédent sur la propriété intellectuelle. À son apogée, Napster compte 70 millions d’utilisateurs. Même à l’ère de Google et de Facebook, Napster reste inscrite dans le Livre Guinness des Records comme l’entreprise ayant connu la plus forte croissance de l’histoire.

Dans l’histoire de l’Internet et de l’économie numérique, l’histoire de Napster est fondamentale. Oui l’entreprise est morte, comme la plupart des pionniers traversant les nouvelles frontières, mais Napster, rendue possible par MP3 et ses supports, a signé l’acte de naissance de l’économie numérique, rédigé les règles du jeu auquel Amazon, Uber, AirBnB, Facebook et tant d’autres allaient jouer pendant les décennies suivantes :

  • réduction des coûts marginaux de production,
  • suppression des coûts de distribution,
  • intermédiation au profit du consommateur,
  • économie du partage.

Good luck, Bruce !

Souveraineté Industrielle et Donald Attitude : l’opportunité de la liberté ?

En relisant ce texte, je me rends compte du nombre impressionnant de points d’interrogations que j’y utilise. Ça doit vouloir dire un truc mais je ne sais pas quoi… J’espère qu’ils ne vont pas bientôt faire l’objet d’un quelconque embargo, sinon mon billet deviendra totalement illisible. A lire vite, donc…

J’ai longtemps cru que le concept de « souveraineté industrielle » était une ânerie, et puis il y a eu Donald.

Avant Donald, je pensais que les entreprises privées qui se partagent la planète, de JP Morgan à Samsung, en passant par Alibaba et Google, étaient suffisamment puissantes pour que leur business soit à l’abri de toute facétie d’un gouvernement « qui compte ». Etait-il même imaginable qu’un tel gouvernement se montre un jour facétieux ?

J’imaginais difficilement Bokassa au G7 (pour les plus jeunes, voir la vidéo). Même en Chine, les tentations sur-interventionnistes étaient bordées par la nécessité de ne pas fâcher le Client Occidental. Les positions délirantes étaient réservées à la dynastie Kim et à quelques dictateurs africains illuminés.

Dans un tel contexte, que pouvait signifier « souveraineté industrielle », sinon une tentative de vieux fonctionnaires et d’élus à leur botte de restaurer la puissance perdue de l’Etat sur les entreprises enfin affranchies ?

Pourquoi craindre, dans un tel monde, que mon ordinateur « Intel inside » « Powered by Windows » puisse un jour ne plus remplir sa fonction ? Même la présence des mouchards pouvait me rassurer : on ne mure pas une porte sur laquelle on vient de poser un judas.

Et Donald arriva

Et puis Donald arrive, avec l’idée bizarre d’honorer ses promesses électorales, comme le rétablissement de l’embargo sur l’Iran (à l’exception de l’« effet de surprise »).

Et hop ! J’apprends que cet embargo me retire le droit d’utiliser mon ordinateur pour écrire à mes clients Téhéranais ! Que mon téléphone ZTE n’est plus supporté par son fabricant, lui-même condamné à mort pour avoir vendu aux habitants de pays arbitrairement transformés en parias le même modèle de téléphone que celui qui chauffe dans ma poche à moi. Par une sorte d’effet papillon donc, la lointaine décision d’un gouvernement « facétieux » réduit du jour au lendemain l’espace de liberté de l’entrepreneur naïf que je suis.

Soit, je suis naïf. Mais cet événement en fait apparaître de bien plus naïfs que moi ! Moi, pendant que j’ironise, j’utilise quand même mon ordinateur pour faire du business avec l’Iran car je ne pense pas que Donald va prendre la peine de venir frapper à ma porte. Alors que d’autres, réputés bien plus prévoyants que moi, ne peuvent pas se permettre cette liberté.

Par exemple, M. PSA et M. Airbus, eux, tout férus de sécurité qu’ils sont, n’ont même pas pris la précaution d’assurer leur propre indépendance ! Oust ! Finies les 444 000 autos par an, finis les 46 A320, les 38 A330 et les 15 A350 pour Iran Air Tour et Zagros Airline (pour 18 milliards de $ au prix catalogue) [1].

Et tout ça parce que M. STElectronics, M. Thalès, M. Bosch et tous ces champions de stratégie industrielle n’ont pas jugé utile de développer les produits pouvant garantir la liberté de leurs clients. Mais aussi parce que lorsque ces produits existent, les acheteurs ont jugé plus pertinent (moins risqué !) de leur préférer des versions US.

Vous connaissez beaucoup d’entreprises françaises majeures qui ont préféré OVH à IBM, Google et Amazon pour héberger vos données ? Qui ont décidé d’utiliser /e/ sur les téléphones portables de leurs collaborateurs ? Qui ont choisi Qwant comme moteur de recherche installé par défaut sur leurs ordinateurs ? La liste est longue…

Certains objecteront que la technologie des serveurs et des routeurs d’OVH et de Qwant, comme celle des téléphones d’/e/, vient des Etats-Unis… et qu’on ne peut au mieux que repousser le risque. En effet, il n’existe pas de composants adaptés à ces usages et n’utilisant que des technologies européennes. Faut-il d’ailleurs que cette souveraineté soit Européenne ? ou plutôt Française ? Parce que le brexit Anglais et, peut-être demain Italien ou Grec, nous démontre que la territorialité est là aussi un facteur de sécurité bien précaire.

Votez pour les licences libres

Il existe pourtant une solution répondant de façon complète à ce besoin : les licences libres. En supprimant toute dépendance à des réglementations nationales sur la propriété intellectuelle, elles rendent les systèmes qui les utilisent insensibles aux facéties politiques.

Ce n’est pas une souveraineté nationale qui nous apportera la liberté nécessaire à notre développement économique, mais un rapport différent à la propriété intellectuelle.

A l’heure où Donald dessine une géographie économique et technologique bien différente du mondialisme béat auquel nous nous étions résignés, il appartient au tissu entrepreneurial d’utiliser cela comme une opportunité unique d’investir des domaines qu’on pensait saturés. Prenons conscience que concevoir des micro-processeurs n’est plus stupide mais indispensable, dès lors qu’ils mettent en œuvre des technologies libres. Et il en est de même des systèmes d’exploitation, des outils de manipulation de l’ADN [11], ou des solutions de stockage de l’énergie…

Merci Donald. Merci de créer les conditions propices à la réalisation de projets ambitieux, de nouvelles industries qui concurrenceront enfin les leaders actuels par la qualité de leur production, la pérennité de leur utilisation et la satisfaction de leurs clients.

Au moment où j’écris ces lignes me revient la phrase de Picabia : « La seule façon d’être suivi est de courir plus vite que les autres ». Je ne sais pas pourquoi…

[1] Iran Air va donc continuer à faire voler ses vieux A300, A310 et B747 avec des approvisionnements difficiles en pièces détachées. Espérons que les cercueils iraniens ne contiennent pas de technologie US. 
[2]