Les assistants vocaux : prochaine baguette magique de l’économie numérique ?
Pour définir la valeur d’une entreprise du numérique et prédire sa rentabilité, les acteurs de ce domaine utilisent des techniques étonnamment simples et efficaces qui sont fort éloignées des méthodes historiques de valorisation des entreprises par le montant de leurs fonds propres[1]. Bien fort serait celui qui prétendrait détenir la méthode parfaite en la matière. Subsiste le fait que si on désire évaluer l’impact de nouveaux systèmes tels les assistants vocaux, il faut le faire avec les outils du secteur, pas avec ceux de la sidérurgie. Ils expliquent de façon arithmétique pourquoi ce qui nous risquerions de considérer comme un simple détail technique (utiliser la voix à la place d’un écran pour accéder à des services) motive actuellement des combats de titans et va certainement modifier durablement la façon dont on fait du commerce sur Internet.
En effet la règle de calcul de la rentabilité prévisionnelle d’une entreprise dans l’économie numérique repose sur quelques indicateurs particulièrement sensibles à l’usage des assistants vocaux. Dès lors, on peut comprendre les investissements gigantesques consentis par Amazon[2] ou Google dans le domaine, pendant que nombre d’acteurs économiques, de notre côté de l’Atlantique, continuent à considérer la voix comme un simple « gadget technologique ».
L’économie numérique privilégie une vision de masse dans laquelle le client est vu d’une façon simplifiée, en le caractérisant par :
– Un coût d’acquisition client (CAC) : c’est-à-dire ce que l’entreprise dépense pour obtenir un nouveau client. Ce coût va être égal à l’ensemble des dépenses de promotion du service (marketing, publicité, partenariats, réductions de prix, programmes de parrainage, …) divisé par le nombre de clients nouveaux que ces actions permettent de gagner. Comme les activités numériques sont globales, les lois des grands nombres permettent de considérer que la fonction d’acquisition est linéaire. Si, par exemple, nous avons gagné 1000 clients en dépensant 350 000 euros, le coût d’acquisition unitaire sera de 350 euros et nous considérerons dès lors qu’en dépensant 700 000 nouveaux euros nous gagnerons 2000 nouveaux clients. Cette notion est fondamentale pour comprendre la démarche de toutes les grandes entreprises du numérique car elle est la base de leur valorisation. La valorisation d’un réseau social est le produit du nombre de ses utilisateurs par le coût d’acquisition dans le même secteur d’activité. Et ce de façon indépendante du chiffre d’affaires réalisé avec ces clients. La valeur de l’entreprise sera liée au fait qu’elle aura démontré sa capacité à « faire rentrer beaucoup de personnes dans le magasin ». Peut-être n’envisagerons-nous que par la suite ce qu’on pourra leur vendre… Bien entendu, l’intérêt d’une entreprise est de minimiser ses coûts d’acquisition par rapport à ceux de ses concurrents, mais pas nécessairement dans l’absolu, une réduction excessive réduisant sa propre valeur.
– Une « Life time value » (LTV) : c’est-à-dire le chiffre d’affaires qui va pouvoir être réalisé avec cet utilisateur pendant tout le temps où il va être fidèle à l’entreprise. Cette notion pourrait être remplacée par la « life time profit » comptabilisant la valeur ajoutée et non pas le chiffre d’affaires mais si les services que nous vendons sont numériques leur coût marginal de production[3] est presque nul. Et dans tous les cas, la LTV est le chiffre d’affaires que l’entreprise va retirer à ses concurrents, tendant ainsi à leur éviction du marché. Bien entendu, l’intérêt d’une entreprise est de maximiser la LTV de ses clients. Pour cela, elle va pouvoir étendre son catalogue. Vous noterez là un avantage fondamental d’Amazon (et d’Alibaba…) sur d’autres géants comme Google dont l’offre (la publicité) peut difficilement croître.
– Un « churn » : c’est-à-dire le taux de défection, qui définit la durée de rétention des clients. Dans le monde du numérique il ne faut pas perdre un client car son coût d’acquisition est alors gâché et tout espoir de revenu est perdu. La qualité de service perçue par le client est donc une clef du succès et elle explique les efforts considérables réalisés en général par ces entreprises sur ce sujet[4].
La courbe suivante modélise les profits générés par un client :
Source : BoxOnline.
Si nous regardons maintenant les assistants vocaux par le prisme de ce modèle, nous constatons :
– La minimisation des coûts d’acquisition : en utilisant un assistant vocal, vous n’avez qu’à payer une seule fois les coûts d’acquisition pour tout un ensemble de services. En effet, une fois que vous avez gagné un client pour un service, lui en proposer de nouveaux de façon pro-active ne vous coûte rien, il suffit de lui parler ! Comme l’utilisateur est déjà connu par le système, il n’aura aucun effort à faire pour devenir client de la nouvelle offre: pas d’application à installer, pas de compte à créer, …
– La maximisation du nombre de clients : le modèle décrit ici permet de générer une croissance géométrique en multipliant les clients et les offres. Nous pouvons donc prévoir que les assistants vocaux vont bientôt être offerts aux utilisateurs pour en augmenter rapidement le nombre puisque leur coût de production est inférieur aux coûts d’acquisition de l’ensemble des services qu’ils peuvent proposer.
– La maximisation de la LTV : là aussi les assistants vocaux ont un rendement inégalé puisque, comme nous l’avons vu plus haut, ils permettent de multiplier les services et donc de faire croître continuellement la LTV. Peut-être achetez-vous un assistant vocal pour écouter de la musique ? Mais rapidement vous l’utiliserez aussi pour faire vos courses et, prochainement, il vous proposera de gérer à votre place votre changement de fournisseur d’énergie, ou même votre dentiste.
– La minimisation du churn : lorsque vous aurez chez vous un assistant vocal qui vous apportera une partie significative de vos services du quotidien, en changer deviendra vraiment complexe. Beaucoup plus complexe que de changer de banque (ce qu’un assistant vocal sait d’ailleurs faire à votre place !). Changer d’assistant vocal demande un effort comparable à celui nécessaire pour passer d’un iPhone à un téléphone Android. Et cela presque personne ne le fait, pas même les jeunes générations qui changent pourtant d’opérateur téléphonique, de banque ou d’assurance à chaque nouvelle promotion. On peut donc anticiper que très peu d’utilisateurs feront l’effort de changer ce fournisseur là, sauf à être vraiment mécontents de l’actuel.
Au cœur de l’économie numérique, les assistants vocaux semblent donc pouvoir devenir l’arme absolue de tout opérateur, en lui donnant le contrôle les interactions entre les offres et leurs clients.
Et là je vous entends dire « mais moi cela ne m’intéresse pas de parler à un robot pour faire mes courses et je ne veux pas être accro à une telle machine ». Possible. Mais n’avez-vous pas déclaré en 2005 que vous ne regarderiez jamais un film ni ne liriez jamais le journal sur un téléphone ?
Note: cet article a initialement été publié sur Linkedin.
[1] Les règles comptables utilisées en France consistent souvent à estimer la valeur et la solidité d’une entreprise à partir du montant de ses fonds propres et de son chiffre d’affaires. Le premier est d’ailleurs souvent celui qui plafonne les plafonds d’intervention des organismes publiques comme BPIFrance.
[3] Pour rappel, le coût marginal de production d’un bien ou d’un service est le coût de production d’un nouvel exemplaire de ce bien ou de ce service, une fois que les charges fixes de production (recherche et développement, conception, outillage, machines de production, …) ont été absorbées. Par exemple le coût marginal de production d’une nouvelle pièce en plastique produite en grande quantité est souvent très bas mais il aura fallu dépenser beaucoup d’argent pour réaliser la première pièce.
[4] Le service client d’Amazon est réputé exemplaire. L’entreprise en fait assumer une large part par ses propres fournisseurs.